Politique du chiffre : des résultats flamboyants

le suicide chez les enseignants
mercredi 7 mars 2012
par  Sud Education Lorraine

La politique du chiffre, c’est le choix du non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, c’est la suppression de dizaine de milliers de poste tous les ans dans l’ensemble des services publics au mépris du bon fonctionnement de ceux-ci, au mépris des usagers, au mépris des salariés. Eh ! Mais pour quoi faire ? Pourquoi ne pas plutôt aller chercher l’argent où il est, c’est à dire dans la poche des gros actionnaires et des rentiers ? Car n’est-ce pas la fonction même d’un organisme collectif que d’assurer santé, éducation, et ce gratuitement ? On pourrait y ajouter de nombreux autres besoins vitaux nécessaires au bon développement de l’individu. Et le partage des richesses alors ? Mais non, la mode est aux plans de rigueur. Oubliés les vœux pieux de « moralisation du capitalisme »... Tout cela répond à un objectif de « réduction des dépenses publiques », c’est donc voulu, au dépend de la vie.

13 octobre 2011 : mort de Lise Bonnafous

La destruction des services publics a des conséquences. Ainsi, le 14 octobre 2011, on apprend la mort de notre collègue enseignante de Béziers, Lise Bonnafous, suicidée par le feu la veille au Lycée Jean Moulin. Stupeur, écœurement, colère, dégoût. Malaise surtout. Depuis le temps qu’on dénonce les conditions de travail qui se dégradent. Depuis le temps que la réduction des dépenses publiques crée des drames humains. Alors nous informons sur ce drame par un communiqué signé du syndicat. Beaucoup d’enseignants ont répondu, eux aussi très émus. Sans doute émue aussi cette collègue qui nous a recommandé de ne pas instrumentaliser le suicide de la collègue de Béziers. Mais loin de nous cette idée, sauf à en tirer des conséquences sans quoi cette mort resterait inutile. Bien évidement il s’agit de la mort dramatique d’un être humain, d’une collègue qui plus est. Les médias en ont parlé, puis, comme d’habitude, sont passés à autre chose, après avoir qualifié ça et là la collègue suicidée de « fragile psychologiquement ». Le ministre idem. On peut déjà s’étonner que ce genre d’interprétation (qui est avancée à chaque fois ou presque) ne soit pas taxée, elle, d’instrumentalisation de la mort au service de la paix sociale, ou plus exactement de la destruction silencieuse. Rien n’est neutre. En tout cas c’est faire l’impasse sur les conditions de travail qui se dégradent, sur le management et les pressions hiérarchiques accrues que nous ressentons tous, sur la charge de travail accrue, sur la non reconnaissance de notre métier. « Allez, les feignants, encore en vacances ! » C’est faire l’impasse encore sur les conditions d’apprentissage des élèves volontairement dégradées au fil des ans par les réformes successives, tout ça dans le but de liquider le service public d’Éducation au profit de l’enseignement privé. Les conditions d’apprentissage des élèves ne sont maintenues que par la conscience professionnelle des salariés de l’EN, à qui on met de plus en plus de bâtons dans les roues. « Je le fais pour vous » a dit Lise Bonnafous avant de s’immoler.

Des taux introuvables

En faisant quelques recherches sur internet on s’aperçoit que des taux de suicide catastrophiques dans l’Éducation Nationale sont évoqués, au dessus des moyennes nationales. Nous serions même la première profession exposée, devant les flics, c’est dire... Ces chiffres de 39 cas par an pour 100 000 enseignants semblent reposer sur une étude de l’Inserm, introuvable.

Les seuls éléments chiffrés disponibles à propos du suicide enseignant sont ceux avancés par le ministère (6 suicides par an sur 100 000 enseignants) et ceux d’une étude, celle de l’Institut National de Veille Sanitaire, datant de 2010. Attardons nous un instant : bien malheureusement, cette étude ne porte que sur la période allant de 1976 à 2002, alors que la situation s’est largement dégradée depuis. Risible, elle écarte la population féminine : « du fait de la prévalence des suicides chez les femmes, les analyses ont été restreintes à la population masculine ». Hop, les 2/3 de la population enseignante qui passent à la trappe... Les résultats du rapports doivent être légers ! Et pourtant on arrive tout de même au taux de 15,6 suicides par an pour 100 000 enseignants, soit plus du double du chiffre du ministère. Mystère, mystère...

Pourtant, la politique du chiffre est en marche, le rouleau compresseur ne va pas faiblir compte tenu des plans de rigueur venus et à venir. Après Orange, France Télécom, Renault et d’autres, voici le tour de l’Éducation Nationale. Pour sûr, ce n’est qu’un début. Pourquoi ? Parce que tout le monde ou presque reste sourd. Parce que vous pourrez chercher des chiffres sur le suicide enseignant, vous n’en trouverez quasiment pas et pour cause : le ministère n’en livre presque pas, si ce n’est des chiffres risibles tellement ils semblent revus à la baisse. Bref, circulez y a rien à voir. Rien à entendre. Rien à comprendre. Silence.

Pandémie galopante

Et pourtant, des exemples, il y en a à la pelle.
- Académie de Caen : Bruno Simon, 49 ans, se donne la mort le 11 février 2011. Il a écrit : « Mon long passage dans l’Éducation Nationale n’a rien cassé (excepté moi). Mes colères n’ont rien changé, je n’ai plus de force. Alors je pars. » Selon Michel Lelarge de SUD, un autre enseignant de l’Académie s’est suicidé dans la même période et ses proches ont évoqué aux obsèques des raisons professionnelles.
- Par ailleurs, 10 jours auparavant, une agent de service d’un lycée de Caen s’est retrouvée entre la vie et la mort pendant 24 heures après une tentative de suicide chez elle (Europe1 24/02/2011). Elle évoque « d’importants problèmes avec la hiérarchie » (Ouest France 26/02/2011).
- Ailleurs aussi : mercredi 7 mars 2011, un jeune enseignant de 28 ans a mis fin à ses jours, au Lycée professionnel de Montrouge (Hauts-de-Seine), par pendaison. La presse qualifie bien sûr son « mal-être » de « profond et ancien ». Pourtant, parmi les raisons de son geste, expliquées dans une lettre, le jeune enseignant a invoqué ses difficultés au travail.
- Le 17 mars 2011, Marc Monfray, 54 ans, est découvert pendu dans sa classe (Le Progrès 18/03/2011, France Soir 25/03/2011).
- 11 août 2011, Caroline Garnier a mis fin à ses jours. Au terme de deux ans de travail, elle avait réussi le concours de professeur des écoles. En septembre 2010, elle intégrait une école de Grenoble. Sa mère décrit une « humiliation », « un manque d’aide et d’écoute », du « harcèlement ». Sa fille avait témoigné de son malaise dans le journal du syndicat FO : « J’ai passé les vacances de février à cauchemarder sur la reprise. J’essaye de tenir compte des conseils et des critiques qui me sont donnés et qui sont dans les nombreux rapports, mais à chaque fois, on me trouve quelque chose qui ne va pas. Je travaille le matin, le soir, même à la pause de midi. Il y a quelques semaines, j’étais tellement épuisée que mon médecin a prescrit un congé. » Le 18 juillet, elle reçoit la lettre lui signifiant sa non-titularisation. Trois semaines plus tard, suicide. Pour le syndicat FO-Éducation auquel elle avait adhéré, « Caroline est une victime de la mastérisation ». Le recteur de l’académie de Grenoble affirme être « scandalisé » par l’analyse de FO : « Il s’est révélé très tôt qu’elle avait des difficultés, indique-t-il. Elle avait un manque d’autorité très clair, et elle n’arrivait pas à mettre en application son enseignement. » Encore la même musique... (Le Dauphiné 05/09/2011).
- En octobre 2011, c’est un ATOSS de 27 ans d’un lycée de Cachan, qui s’est défenestré, devant des élèves, mais en dehors de son temps de service s’est empressé de faire remarquer l’administration, dans le but très probable d’éviter qu’un lien ne soit fait avec ses conditions de travail (Le Figaro 15/10/2011).
- Plus ancien et près de chez nous : 30 avril 2010, un professeur d’EPS âgé de 55 ans met fin à ses jours en se tirant une balle dans la tête dans la salle des professeurs du collège Haut-de-Penoy à Vandœuvre-lès-Nancy. Il s’était beaucoup investi dans la vie de ce collège de la banlieue de Nancy où il travaillait depuis plus de deux décennies (Le Monde 30/04/2010).
- Dans la nuit du 14 au 15 mars 2010, Bernard Menantaud, 62 ans se donne la mort dans son appartement de fonction d’un collège du Puy-de-Dôme. Il était le gestionnaire de ce collège dans lequel il rencontrait de « graves difficultés professionnelles » selon le Snasub-FSU qui demande que ce suicide soit reconnu comme « accident de service » (La Montagne 24/03/2010).
- Le 5 janvier 2010, Nadine Massardi, 58 ans, intendante d’un collège de Haute-Garonne, se pend dans sa salle de bain. Elle faisait l’objet d’une enquête administrative de la part du rectorat et, depuis novembre, elle était sous le coup d’une suspension de quatre mois. Le Snasub-FSU accuse : « Malgré un audit favorable, une grande partie de la communauté scolaire de son établissement et l’autorité rectorale ont entamé un long processus de déstabilisation et de harcèlement moral. » (La Dépêche 08/01/2010).
- 6 octobre 2008, Muriel Besnaïnou, une institutrice de 45 ans, se suicide par pendaison à l’intérieur du groupe scolaire Gambetta de Massy (Essonne). La hiérarchie pointe des éléments confidentiels de son dossier médical et les cours reprennent dans les classes de l’école dès le lendemain. Selon son mari : « La semaine avant le drame, Muriel s’était montrée inquiète et soucieuse quant à l’annonce des suppressions des postes à venir dans les Rased. Elle allait bien, mais était assez remuée. Elle avait le sentiment d’une négation du travail des Rased. » (JDD 13/10/2008, Le Parisien 27/12/2008).
- 22 septembre 2008, Marie-Claude Lorne, 39 ans, maître de conférences stagiaire en philosophie, écrit : « Devant l’accumulation des difficultés à laquelle je dois faire face depuis des mois, j’ai décidé de mettre fin à mes jours. L’événement qui a précipité ma décision a été la nouvelle de ma non-titularisation à l’université de Brest, que j’ai apprise il y a tout juste une semaine. » (L’Express 15/04/2011).
- 7 mars 2008, un instituteur de 25 ans tente de se suicider dans son école de l’Aude, avant les cours. Le jeune homme s’est tailladé superficiellement les veines et a absorbé un verre de déboucheur liquide dans une pièce derrière la cantine de l’établissement. Il devait être inspecté l’après-midi. Le SNUipp-FSU dénonce « l’abus d’autorité » et le « caporalisme » de la hiérarchie (La Dépêche 12/03/08).
- Mars 2008, Valérie Cruzin, 39 ans, enceinte de six mois, se suicide. Elle était institutrice de maternelle, en poste depuis un an et demi dans la ville de Pauillac où ses relations étaient tendues avec l’équipe pédagogique, les services municipaux et des parents d’élèves (Le Figaro 28/03/2008). Son mari ainsi que ses parents et sa sœur ont décidé de porter plainte contre l’Éducation Nationale et la municipalité de Pauillac pour harcèlement.
- Le 10 octobre 2007, Didier Mamba, 51 ans, professeur de mathématiques dans un collège du Val-d Oise se suicide en avalant des médicaments sur les sièges arrières de sa Ford stationnée sur le parking d’une gare SNCF. « Le collège a brisé mes rêves » écrivait-il dans une lettre retrouvée chez lui (Le Parisien 11/10/2007).

Etc, etc. La liste est loin d’être exhaustive et ne constitue que la partie visible de cet immense iceberg qu’est la souffrance au travail des salariés de l’Éducation Nationale. Dans tous les cas, les autorités mettent en avant la fragilité psychologique, voire l’incompétence de leurs employés et nient tout lien entre ces actes suicidaires et le travail. Que le travail ne soit pas la seule cause, certes. Mais cet éternel refrain de l’employeur infaillible et irréprochable est de plus en plus difficile à entendre, celui encore plus récurent du statut privilégié des enseignants devient tout à fait insupportable...

Idéal, détresse professionnelle et morbidité psychiatrique

Que les choses soient claires et pour en finir avec les stéréotypes récurrents : ce ne sont pas les enseignants qui sont fragiles mais c’est l’organisation, de plus en plus calquée sur celle des entreprises, qui les rend malades. Doit-on parler du fait que lorsque les profs exposent enfin leurs problèmes, la hiérarchie les taxe directement de « manque d’autorité » ? Culpabilisation, cassage en règle, licenciement, les méthodes sont nombreuses et finement étudiées. Et pendant ce temps, le ministère minimise les chiffres du suicide enseignant et recrute quelques 80 médecins prévention (rappelons que la médecine du travail est quasi-inexistante dans notre institution). On croit rêver ! 80 médecins pour des centaines de milliers de personnels ! Et rien sur les causes, aucune action sur les conditions de travail, pourtant largement mises en cause... (93 % des enseignants jugent leur profession dévalorisée et plus de la moitié sont prêts à changer de métier, selon http://blogs.lexpress.fr/l-instit-humeurs/tag/suicide-des-enseignants/) Circulez, circulez !

JPEG - 29.4 ko Encore une louche ? En France, la MGEN a permis déjà de mener plusieurs études, dont une portant sur la santé physique et mentale des enseignants et leurs pratiques de soin (Le burn out dans la profession enseignante = Teacher’s burn out, 2004). Le terme de « burn out » désigne une image inspirée de l’industrie aérospatiale : « la situation d’une fusée dont l’épuisement de carburant a pour résultante la surchauffe et le risque de bris de la machine ». Le burn out est considéré comme l’un des effets pathologiques possibles des professions qui impliquent un idéal. La conclusion du document est sans appel : « le burn out peut s’appliquer aux enseignants. C’est une détresse psychologique attribuée au travail dans le contexte d’une profession choisie par idéal et difficile à exercer qui aboutit à un mécanisme de défense qui est une mise à distance. Ce mécanisme semble relativement protecteur puisque la morbidité psychiatrique de cette profession n’est pas plus élevée alors que la détresse professionnelle y est très élevée. » Cette conclusion implique plusieurs remarques : d’abord, l’analyse date de 2004, les chiffres aussi, alors que la situation a largement empiré depuis, conséquence de la politique de destruction des services publics orchestrée par le gouvernement. Ensuite, contrairement à ce que médias et gouvernement annoncent régulièrement main dans la main, on parle ici de détresse psychologique attribuée au TRAVAIL. Plus ce métier est difficile à exercer, plus la détresse s’accroît. Comment s’étonner qu’à Béziers, on en arrive à une immolation dans la cours d’un lycée, devant les élèves ? Enfin, le mécanisme relativement protecteur de mise à distance tient-il toujours ? On peut en douter. La morbidité psychiatrique de la profession est elle toujours dans la moyenne actuellement ? On en doute également. « La détresse professionnelle est très élevée chez les enseignants », rien que cette conclusion devrait alarmer les pouvoirs publics, mais non, rien. Jolie considération pour la vie des êtres humains... Pire, le gouvernement accroît les mécanismes de management, de caporalisation. Garde à vous !

Selon Le Point (20/10/2011), « les professeurs de collèges et de lycées sont 17 % à être touchés par le burn out, contre 11 % dans les autres professions, selon une étude de deux spécialistes. (…) ’La montée des risques de burn out est bien connue des pays anglo-saxons et asiatiques où ils sont dus notamment à la recherche de la performance’, a expliqué Françoise Lantheaume, sociologue à Lyon-2 et auteur, avec Christophe Hélou, de La souffrance des enseignants. Une sociologie pragmatique du travail enseignant (Puf, 2008) ». De plus, « dans l’école, les enseignants ne sont pas les seuls concernés, les techniciens et ouvriers de service semblent même plus fréquemment victimes de harcèlement, dépression, pathologies diverses liées au travail » (http://institut.fsu.fr/Apres-Beziers.html). Et quel pourcentage de burn out chez les précaires, qui deviennent légion dans l’EN ? La cocotte minute va-t-elle tenir ? Mais on parle d’être humains là ! De centaines de milliers d’êtres humains...

Morts pour rien ?

Les proches de Lise Bonnafous voient dans ce geste dramatique « un acte de révolte à l’instar des personnes qui se sont immolées dans d’autres pays pour lancer la révolution contre des dictatures. Elle l’a fait pour ses élèves. » (Midi Libre 18/10/2011). Ce n’est pas SUD Éducation qui le dit, ce sont ceux qui connaissaient Lise. Double implication donc, concernant d’abord l’évolution de l’Éducation Nationale, mais aussi le système politique, économique et social global, comparé à une dictature. Dans les autres cas, les différents témoignages et lettres mettent bien en cause un système et/ou une gestion managériale qui l’accompagne, au minimum. Quel bilan pour les politiques menées à droite comme à gauche : les Traités de Maastricht, de Lisbonne et de Barcelone, la marchandisation des services publics, les privatisations planifiées, les dérèglementations, la mise en concurrence de tous contre tous et les « réformes » diverses ainsi imposées ? Une politique profondément antisociale qui engendre des replis sur soi mortifères. Les morts, eux, ne reviennent pas. Ceux qui les ont écrasé, méprisé, sont toujours là. Ils continuent leur corvée sans s’offusquer pour tous ces petits agents qu’ils ont broyé sur leur passage, sans s’interroger sur leurs pratiques ou encore moins se remettre en question. Pire, ils y ont sans doute gagné des mutations, promotions, médailles et galons. Mais plus que ces individus, c’est bien un système politique et économique de la performance, le capitalisme, qu’il faut combattre. Car les suicides se suivent sans entamer les certitudes des ministres successifs. Jusqu’à quand ? L’école n’est pas une entreprise, l’éducation n’est pas une marchandise, et la gestion managériale risque de se solder par une vague de suicides encore plus importante. Et s’il n’y avait que les salariés de l’Éducation Nationale... Et s’il n’y avait que les salarié-e-s des services publics... Et s’il n’y avait que les salarié-e-s... Facile à dire, difficile à faire, le replis sur soi mène à l’impasse, place à la colère collective.


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